Arthur Lilas Trimua : “Kifema Capital a semé les graines d’une souveraineté économique togolaise”




(Togo First) – A l’heure où le Togo cherche à affiner les contours de son modèle de développement par l’investissement stratégique, a rencontré Arthur Lilas Trimua, Directeur Général sortant de Kifema Capital. Quatre ans après avoir été désigné pour poser les bases de cette jeune institution, l’expert togolais quitte ses fonctions en laissant un outil opérationnel, structuré, et prêt à changer d’échelle.

Juriste et financier de formation, diplômé de HEC Paris (dont il est le Vice-Président des Alumni au Togo) et docteur en droit public de l’Université de Poitiers, Arthur Lilas Trimua  n’en est pas à sa première aventure institutionnelle. Avant KIFEMA CAPITAL, il a travaillé en France, en Côte d’Ivoire, au Sénégal et au Togo, sur des projets structurants notamment dans les secteurs de l’énergie, les infrastructures et financement du développement. Fin connaisseur et expert des Partenariats Public-Privé (PPP) – Il a été l’un des artisans de la Directive UEMOA sur les PPP votée en septembre 2022 -, Arthur Lilas Trimua est aussi l’un des acteurs du dialogue entre sphère publique et finance d’impact.

À la tête de KIFEMA CAPITAL, il aura contribué à transformer ce qui n’était encore qu’un concept en une entité agile, dotée d’un portefeuille en croissance et d’un mandat clair : intervenir là où l’investissement privé hésite, pour catalyser des projets porteurs de souveraineté économique. Co-financement de la centrale thermique Kékéli Efficient Power (Kekeli), entrée au capital d’IB Bank-Togo, structuration du parc sportif Alea Park, incubation d’un fonds vert dédié à la transition énergétique : autant de marqueurs d’une stratégie assumée, mêlant capital patient et effet de levier public-privé.

À l’heure de passer le témoin, Dr Trimua plaide pour une vision exigeante mais audacieuse du développement économique : souveraineté énergétique, valorisation des épargnes longues, structuration du capital-investissement dans les secteurs agricoles et industriels. Dans cet entretien exclusif, il revient sur les défis relevés, les chantiers encore ouverts, les partenariats stratégiques engagés (avec STOA ou Togo Invest), et dessine les priorités d’un fonds qu’il espère durablement positionné au service de l’État stratège.

Togo First : Près de quatre ans après sa création, comment se porte aujourd’hui KIFEMA CAPITAL ?

Arthur Lilas Trimua  : Kifema Capital se porte bien. Nous avons progressivement trouvé notre place dans l’écosystème institutionnel togolais comme un véhicule d’investissement stratégique, complémentaire des outils publics existants.

J’ai été le premier à diriger cette institution, ce qui m’a placé dans une posture particulière : celle d’un précurseur. J’ai porté les fondations d’un véhicule qui, à sa création, était encore à l’état de concept. Il fallait tout construire. Nous avons donc bâti un outil d’investissement stratégique pour le Togo, en posant les bases juridiques, les processus opérationnels et une première architecture partenariale solide. La société a dû faire face, comme tout jeune fonds, à des défis budgétaires et structurels. Il a fallu asseoir notre légitimité, construire une équipe resserrée mais engagée, définir un modèle de gouvernance robuste et surtout prouver, par l’action, notre capacité à mobiliser des ressources pour des projets à fort impact.

Nous avons adopté un mode de financement pragmatique : pour chaque projet, nous réunissons les actionnaires institutionnels – CNSS, INAM, Togo Invest, CCIT – autour d’un montage spécifique. C’est une logique de , avec un plafond d’investissement par projet d’environ 10 millions d’euros. Cette limite permet de gérer notre exposition tout en assurant un effet de levier sur des projets transformants.

Si je devais résumer, je dirais que nous avons semé les graines d’une ambition plus grande. Et mon souhait, c’est que cette ambition continue de porter ses fruits, au service de l’économie nationale.

Togo First :  Quelles ont été les principales réalisations de Kifema Capital depuis sa création ?

Arthur Lilas Trimua  : Aujourd’hui, je peux dire que Kifema Capital est en train de réussir son pari. En moins de quatre ans, nous avons franchi des étapes importantes, en restant fidèles à notre mission : catalyser des investissements à fort impact au Togo. Nos réalisations s’articulent autour de trois piliers : l’énergie, le secteur bancaire, et les infrastructures à vocation économique et sociale.

Dans le secteur de l’énergie, Kifema Capital est devenu la première société privée togolaise à produire de l’électricité. Cela peut surprendre, mais c’est un fait. Nous avons cofinancé la centrale thermique Kekeli Efficient Power et investissons dans Sokodé Énergie, une centrale solaire de 62 MWc, située à Salimdè. Kifema Énergie détient actuellement 30 % du capital social de cette structure.

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C’est une étape stratégique pour asseoir une certaine souveraineté énergétique. Concrètement, chaque fois qu’un Togolais a accès à l’électricité, une part de cette lumière vient de projets dans lesquels nous sommes engagés.

Dans le secteur bancaire, notre entrée au capital d’IB Bank-Togo (anciennement BTCI) vise à consolider l’actionnariat national, tout en dotant le pays d’outils capables d’intervenir dans les phases critiques de la vie d’une banque. Car, Lomé se veut être une place bancaire sous régionale et une place bancaire crédible doit savoir accompagner les phases de retournement des institutions bancaires, stabiliser les actifs et maintenir la confiance des acteurs du secteur. C’est ce que nous avons amorcé avec IB Bank, et que nous pourrions reproduire avec d’autres établissements à l’avenir.

Le troisième axe concerne le développement territorial. Avec Alea Park, nous avons lancé un modèle d’investissement dans des infrastructures sportives polyvalentes : un véritable lieu de vie. Ce projet, pensé pour être répliqué dans d’autres villes du Togo, symbolise notre volonté d’aller au-delà des investissements classiques. Le sport, ici, n’est pas une fin en soi. C’est un levier de cohésion, de dynamisme local, mais aussi de rentabilité maîtrisée. Nous avons également participé à la réhabilitation d’infrastructures éducatives, comme au Lycée moderne d’Adidogomé 2.

Sur un autre volet, nous sommes en phase de structuration de nos interventions dans la transformation agroalimentaire. Plusieurs entreprises togolaises sont à l’étude. L’idée est de soutenir des champions nationaux, portés par des entrepreneurs locaux, qui transforment et vendent sur le marché togolais. Notre ambition, ce n’est pas juste d’investir ; c’est d’ancrer une économie productive et souveraine, là où elle crée de la valeur.

Kifema Capital n’a pas encore levé de fonds sur les marchés, mais nous y travaillons. Nous avançons aussi avec des partenaires internationaux comme STOA, Averi Finance ou le fonds souverain d’Abu Dhabi. Là encore, notre logique n’est pas d’afficher des partenariats pour la forme, mais de les activer sur des projets concrets.

Togo First :

Arthur Lilas Trimua  : Kifema Capital a été conçu avec une ambition claire : atteindre une autonomie progressive, sans dépendre indéfiniment du soutien public. Aujourd’hui, nous ne sommes pas encore totalement autonomes, mais nous avons déjà franchi des étapes importantes.

Nous bénéficions toujours d’un appui ponctuel de nos actionnaires institutionnels, mais ce soutien est désormais ciblé, projet par projet. Notre modèle repose sur une hybridation des ressources : d’un côté, les retours sur investissement de nos prises de participation — notamment dans l’énergie ou la finance — et de l’autre, la mobilisation directe de fonds auprès d’investisseurs publics ou privés, en fonction de la nature de chaque opération.

Nous avons également amorcé des discussions pour faire entrer de nouveaux partenaires dans le capital de certains compartiments thématiques, notamment dans le domaine de la transition énergétique. À terme, notre objectif est de faire de Kifema Capital, un véritable fonds de portage stratégique, capable de structurer, d’investir, puis de sortir avec un retour suffisant pour réinvestir ailleurs. Le chemin est encore devant nous, mais la trajectoire est bien engagée.

Togo First : Est-ce qu’éventuellement, KIFEMA CAPITAL pourrait évoluer vers un modèle de Caisse des Dépôts et Consignations (CDC) à la togolaise ?

Arthur Lilas Trimua  : C’est une question légitime, et je dirais même stratégique. Aujourd’hui, le Togo ne dispose pas encore de véhicule centralisé capable de capter, sécuriser et faire fructifier durablement les excédents de liquidités — je pense notamment aux fonds en déshérence, aux comptes dormants, ou à certaines formes d’épargne publique. Or, dans de nombreux pays, ce rôle est assumé par une CDC.

Kifema Capital a été pensé avec une logique d’anticipation. Nous avons structuré l’institution comme un fonds à compartiments thématiques, avec une gouvernance robuste, des mécanismes de conformité stricts et une capacité de portage stratégique. Sur le plan opérationnel, nous fonctionnons déjà comme une mini-CDC, à la seule différence que nous ne disposons pas encore de base légale pour gérer des flux de consignation ou collecter certaines ressources dormantes.

Mais si demain l’État décide d’ériger une Caisse des Dépôts et Consignations nationale, Kifema Capital est prêt à jouer ce rôle — soit en évoluant, soit en servant de socle fondateur. L’essentiel, c’est que les outils d’investissement public évoluent au rythme des besoins du pays. Et nous nous préparons à cela.

Togo First : KIFEMA CAPITAL est le bras financier de l’État dans certains projets énergétiques comme Kekeli. A l’annonce de cette centrale, on avait promis que les défis énergétiques étaient en passe d’être résorbés.  Comment expliquez-vous la persistance de la crise énergétique au Togo, malgré vos interventions ?

Arthur Lilas Trimua  : Il faut d’abord dire la vérité : il serait illusoire de croire qu’un ou deux projets, aussi stratégiques soient-ils, peuvent suffire à compenser trois décennies de sous-investissement et de réformes inabouties. La crise énergétique que traverse non seulement le Togo mais aussi les autres pays de la sous-région est avant tout systémique. Elle résulte d’un déséquilibre structurel profond entre la production locale — qui ne couvrait que 48 % de la demande en 2023 pour le Togo — et une dépendance historique à des importations régionales (Ghana, Côte d’Ivoire, Nigeria), elles-mêmes soumises à de fortes incertitudes.

Notre pays reste dépendant des importations énergétiques, notamment via les interconnexions avec la Côte d’Ivoire, le Ghana ou encore le Nigeria. Or, ces partenaires eux-mêmes sont confrontés à des tensions internes : pannes techniques, arbitrages nationaux, et parfois des dettes régionales qui rendent les livraisons incertaines.

Prenons un exemple concret : en 2023, le barrage d’Akosombo, notre principal fournisseur extérieur, a vu trois turbines sur six tomber en panne. Dans le même temps, le Nigeria a limité ses livraisons, notamment en raison d’arriérés de paiement accumulés par la sous-région. Résultat : le Togo s’est retrouvé brutalement exposé, sans solution de repli immédiate, ce qui a conduit à des délestages durant les 6 premiers mois de l’année 2023. Et cela, malgré l’existence de centrales performantes comme Kekeli Efficient Power, qui a pourtant dépassé les seuils de performance contractuels. Le problème, ce n’est pas la centrale, encore moins sa technologie, mais le combustible dont l’approvisionnement n’avait pas été anticipé et dont la fourniture à la centrale était restée aléatoire.

C’est justement pour répondre à cette complexité que KIFEMA CAPITAL a choisi d’intervenir comme levier, non comme substitut à la puissance publique. Nous avons structuré des projets stratégiques (gaz et solaire), nous sommes entrés dans le capital d’opérateurs pour dérisquer les financements et crédibiliser les projets, mais nous ne sommes pas producteurs ni gestionnaires du réseau. Notre rôle, c’est de préparer le terrain, attirer des capitaux, garantir une bonne gouvernance.

Mais soyons clairs : la crise énergétique au Togo appelle une réforme globale de l’écosystème, une appropriation par nos concitoyens de l’énergie comme facteur de production économique, et une coordination beaucoup plus proactive entre le ministère de l’Énergie, les opérateurs techniques, les investisseurs et les usagers.

L’énergie est un intrant transversal, tout aussi stratégique que le capital humain. Si elle n’est pas structurée durablement, elle devient un goulot d’étranglement pour toute l’économie.

Enfin, il faut aussi parler du modèle économique. Aujourd’hui, la société de distribution vend l’électricité en dessous du coût d’achat. Les subventions d’équilibre, longtemps utilisées comme rustines, ne sont plus soutenables. Il est temps d’avoir un débat courageux et incontournable sur la tarification, la fiscalité, l’efficience énergétique, et surtout sur le rôle que l’État et ses bras financiers, comme KIFEMA CAPITAL, doivent jouer dans une stratégie de souveraineté énergétique à long terme.

Togo First : La centrale Kekeli ne fonctionnerait pas, selon certaines rumeurs. En tant qu’actionnaire, confirmez-vous cet état de chose ?

Arthur Lilas Trimua  : Non, ce n’est absolument pas exact. La centrale Kekeli fonctionne – et même des fois en surrégime. Nous avons dépassé les critères de performance contractuels fixés pour 2024. Le véritable enjeu n’est pas la performance technique de la centrale, mais la sécurisation de l’approvisionnement en combustible. Le contrat de concession prévoit que c’est la partie togolaise qui fournit le gaz ou les substituts comme le DDO ((Distillate Diesel Oil) ou le propane. Et lorsque ce combustible manque, la centrale est contrainte à l’arrêt, ce qui est déjà arrivé à plusieurs reprises. Ce n’est donc pas un problème technologique ou d’exploitation. Ce qu’il faut comprendre, c’est que faire tourner une centrale n’est pas aussi simple que d’allumer un interrupteur : il faut une stratégie d’anticipation, une logistique robuste, et surtout une capacité à sécuriser les approvisionnements. Ceux qui prétendent que Kekeli est un échec ignorent tout simplement ces paramètres essentiels.

Togo First : Quelles solutions KIFEMA CAPITAL envisage-t-il pour contribuer durablement à la résolution de la crise énergétique ?

Arthur Lilas Trimua  : Nous croyons fermement que la solution passera par un changement d’échelle et d’approche. Il ne suffit plus d’ajouter quelques mégawatts de capacité ici ou là. Il faut réinventer le financement, la gouvernance et la structuration des projets énergétiques, avec une vision de long terme. C’est dans cette logique que nous avons lancé un véhicule dédié aux énergies renouvelables, baptisé Kifema Énergie, pour isoler les investissements et leur donner une meilleure lisibilité auprès des bailleurs internationaux.

Ensuite, nous plaidons pour une intensification ciblée des investissements dans la production et la distribution d’électricité, tout en soutenant les projets d’autoproduction, notamment pour les zones hors réseau. Le potentiel solaire au Togo est sous-exploité, et l’autoconsommation peut jouer un rôle de désengorgement stratégique.

Mais au-delà des projets ponctuels, notre ambition est d’œuvrer à la mise en place d’un Fonds souverain vert national, adossé à des ressources extra-budgétaires — redevances minières, dividendes publics, redevances concessionnelles fléchées. Ce fonds permettrait de financer la transition énergétique de manière pérenne, sans alourdir la dette publique ni dépendre exclusivement de l’aide extérieure.

Enfin, nous voulons continuer à jouer notre rôle de catalyseur : en entrant tôt dans les projets, en dérisquant les opérations, en mobilisant l’épargne nationale. L’objectif, à terme, est clair : construire un écosystème énergétique plus résilient, moins carboné, et financièrement soutenable.

Togo First :

Arthur Lilas Trimua  : C’est une question que nous avons anticipée dès la conception de notre stratégie. Il faut comprendre que le secteur de l’énergie est aujourd’hui traversé par des tensions réglementaires, géopolitiques et financières profondes, notamment en lien avec la transition énergétique. De plus en plus, certains investisseurs institutionnels — notamment européens — posent des conditions strictes sur la nature des projets qu’ils financent. Le gaz, par exemple, que nous considérons ici comme une énergie de transition, est exclu de certains portefeuilles dits .

Créer Kifema Énergie, c’est donc avant tout une réponse stratégique à cette segmentation croissante du marché de l’investissement durable. Il s’agit d’un fonds spécialisé, dédié exclusivement aux énergies renouvelables dites , comme le solaire ou l’éolien, afin de ne pas mélanger dans un même véhicule des actifs “carbonés” et d’autres plus verts. Cette séparation est essentielle pour attirer de nouveaux partenaires, comme des industriels, des cimentiers, ou même des acteurs publics, qui souhaitent s’aligner avec des critères ESG rigoureux.

C’est aussi un levier pour renforcer notre base en equity locale, condition indispensable pour accéder ensuite à des financements internationaux plus compétitifs. Enfin, Kifema Énergie permet une plus grande lisibilité de nos engagements dans la transition énergétique, tout en maintenant, via Kifema Capital, notre capacité à intervenir dans des projets énergétiques plus larges, y compris à base de gaz, si cela répond à un impératif de souveraineté énergétique du pays.

Togo First : Vous avez pris une participation dans IB Bank, une banque encore convalescente. Pourquoi Kifema Capital s’engage-t-il dans un secteur aussi sensible, alors que vos partenaires qui vous confient leur fonds comme la CNSS disposent d’une expérience historique en matière d’investissement bancaire ?

Arthur Lilas Trimua  : C’est une question légitime, et je comprends qu’elle suscite des débats. Mais il faut remettre les choses dans leur contexte. Kifema Capital n’est pas là pour concurrencer la CNSS ou l’INAM. Nous sommes là pour combler un vide. Ces institutions ont des mandats spécifiques, des obligations prudentielles, et des horizons de placement très longs. Elles agissent avec prudence, comme elles le doivent.

Cela dit, dans certains contextes spécifiques — comme celui d’une banque en redressement — il faut de la souplesse, de la réactivité, une capacité d’absorption du risque à court terme. C’est précisément là que Kifema Capital intervient. Nous avons été conçus pour être agiles, pour intervenir rapidement, dans des fenêtres où d’autres institutions — plus lourdes — ne peuvent pas toujours se positionner tout de suite.

Quand l’État s’est désengagé de la BTCI, devenue IB Bank, il fallait un acteur capable d’éviter que les intérêts togolais ne sortent complètement du capital. Or, nous parlons ici d’une banque systémique, avec 90 % de clientèle locale. Si demain, un actionnaire majoritaire décidait de se retirer, sans garantie de remplacement, qui protégerait les dépôts, qui garantirait la continuité ? Notre prise de participation n’est pas une aventure. C’est une opération ciblée, avec un effet de levier.

En entrant au capital de manière minoritaire, nous avons obtenu un droit d’information, un droit de regard, et une capacité d’alerte. C’est cela, le rôle d’un investisseur d’impact. Nous ne pilotons pas la banque. Nous sécurisons son ancrage national.

Enfin, il ne faut pas oublier que Kifema Capital est aussi un outil de confiance. Lorsque nous mettons un ticket, d’autres suivent. Et cela a été le cas dans la restructuration d’IB Bank, qui a retrouvé des résultats positifs. Certes, ils restent fragiles, mais nous avons contribué à créer les conditions d’un redressement crédible, dans un secteur qui demeure vital pour la stabilité économique du pays.

Togo First : Vous évoquez souvent la souveraineté économique, mais on vous voit peu dans des zones industrielles comme la PIA, ou dans l’accompagnement direct des entrepreneurs locaux. Pourquoi cette absence ?

Arthur Lilas Trimua  : Je comprends cette perception, mais elle ne reflète pas tout à fait la réalité de notre trajectoire ni de notre stratégie. Kifema Capital a été conçu pour intervenir en priorité là où les marchés classiques ne vont pas, en structurant des projets à fort enjeu de souveraineté — notamment dans l’énergie, les infrastructures ou le secteur financier. Ces premières années ont été consacrées à bâtir un socle robuste, crédibiliser notre modèle et attirer des partenaires institutionnels dans des projets souvent complexes, longs, parfois à haut risque.

Cela dit, nous ne considérons pas les entrepreneurs locaux comme un second front. Bien au contraire. Nous sommes en train de travailler sur des instruments adaptés pour les accompagner, car il ne s’agit pas seulement de financer, mais de structurer, d’encadrer, et de donner de la visibilité à leurs efforts. Nous réfléchissons à des modèles de ou de compartiments thématiques qui permettraient à KIFEMA CAPITAL d’intervenir en tant que co-investisseur, voire comme accélérateur dans des chaînes de valeur industrielles ou agricoles.

Concernant la Plateforme industrielle d’Adétikopé (PIA), nous ne sommes pas encore engagés financièrement, mais ce n’est pas une fin en soi. La PIA est un outil puissant de transformation structurelle. Si les conditions de gouvernance, de transparence et de structuration financière sont réunies, nous pourrions tout à fait envisager des interventions ciblées, notamment pour accompagner les PME qui y sont implantées. Cela fait partie des discussions en cours avec plusieurs partenaires.

Notre philosophie reste la même : nous ne faisons pas du saupoudrage. Nous intervenons là où nous pouvons créer un effet de levier réel, dans la durée. Et pour cela, il faut prendre le temps de bien calibrer les outils, d’évaluer les risques et de penser à l’impact, au-delà du simple rendement.

Togo First : Vous parlez d’accompagnement des entrepreneurs locaux. Est-ce que cela inclut aussi les agro-entrepreneurs, souvent écartés des circuits de financement structurés ? Et comment le capital-investissement peut-il s’adapter à ce secteur ?

Arthur Lilas Trimua  : L’agro-industrie est un pilier naturel de notre stratégie d’investissement à impact. Elle concentre des enjeux clés pour le Togo : sécurité alimentaire, emploi rural, transformation locale, et exportation. Mais c’est aussi un secteur mal compris par le capital classique. Le financement bancaire y reste frileux, car les modèles économiques sont cycliques, dépendants de facteurs exogènes comme la météo, la logistique ou les marchés internationaux. Le capital-investissement, bien structuré, peut justement combler ce vide.

Nous réfléchissons à des mécanismes hybrides, mêlant fonds propres, quasi-fonds propres et assistance technique. L’idée est de prendre des participations minoritaires — temporaires, encadrées — dans des PME agro-industrielles prometteuses, tout en renforçant leur capacité de gestion, leur accès au marché et leur gouvernance. C’est exactement le cœur de notre métier : catalyser, structurer, et dé-risquer.

L’un de nos projets à moyen terme est de créer un compartiment sectoriel dédié à l’agrobusiness, adossé à des partenaires spécialisés — banques agricoles, assureurs climatiques, incubateurs. Nous ne voulons pas dupliquer ce qui existe déjà, mais proposer une logique intégrée : relier production, transformation, transport et distribution, tout en gardant l’ancrage local comme boussole.

Enfin, nous discutons avec plusieurs acteurs régionaux pour mutualiser les risques et partager les bonnes pratiques. Le capital-investissement ne doit pas être un luxe réservé aux start-up urbaines ou aux grandes industries. Il peut et doit irriguer aussi l’arrière-pays, à condition d’être bien pensé, bien calibré, et de viser l’impact plus que la rentabilité immédiate.

Togo First : Kifema Capital a investi dans un projet appelé Alea Park, un parc sportif et culturel à Lomé. Certains observateurs s’interrogent : pourquoi un fonds d’investissement s’oriente-t-il vers ce type d’infrastructure ? Est-ce réellement rentable ?

Arthur Lilas Trimua  : Il faut d’abord déconstruire une idée reçue : la rentabilité ne se mesure pas uniquement en dividendes annuels ou en marges nettes. Nous raisonnons en création de valeur globale, c’est-à-dire à la fois financière, sociale, territoriale et même psychologique. Alea Park, c’est justement cette vision. Ce n’est pas qu’un parc de loisirs ou un équipement public. C’est une plateforme d’inclusion, un levier d’urbanisme, un vecteur d’économie locale.

Concrètement, ce type de projet permet de structurer des quartiers périphériques, d’attirer des flux, de créer des emplois directs (gestion, entretien, sécurité) et indirects (restauration, évènementiel, transport). Il redonne aussi de la dignité aux espaces publics, souvent négligés dans nos villes. Nous créons ainsi de la valeur foncière autour du parc, ce qui à moyen terme bénéficie à l’ensemble de l’écosystème urbain.

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Sur le plan financier, nous avons mis en place un modèle d’exploitation hybride. Le parc génère des revenus via des événements culturels et sportifs, des abonnements, la location d’espaces, le sponsoring ou même le naming d’infrastructures. Ce sont des recettes stables, capitalisables, avec des partenaires privés.

Togo First : Donc vous assumez une logique de rentabilité différenciée, voire à long terme. Sauf que vos partenaires, eux, ont des exigences de rentabilité plus classiques. Comment les convainquez-vous d’investir dans des projets comme Alea Park, où la rentabilité n’est pas immédiate ou un modèle non éprouvé ?

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Arthur Lilas Trimua  : Il serait naïf de croire qu’un projet comme Alea Park rapporte comme une centrale électrique ou une participation dans une banque. Mais la rentabilité ici est diffuse et puissante : vous réduisez la délinquance par l’intégration, vous stimulez la santé publique, vous ouvrez des perspectives aux jeunes. Et surtout, vous construisez un récit collectif. Alea Park n’est pas une parenthèse, c’est un début de politique urbaine alternative, centrée sur le bien-être et la résilience.

Ce que nous faisons, c’est du capital-investissement ancré. Nous croyons à l’effet de levier social. Et je vous le dis : dans dix ans, Alea Park sera un repère structurant de Lomé, au même titre que certains équipements iconiques d’Abidjan ou de Dakar. Nous assumons cette vision, car le capital patient, intelligent, doit aussi servir à réconcilier l’économie avec la ville, la jeunesse et le lien social.

KIFEMA CAPITAL agit comme un traducteur stratégique entre des attentes de rentabilité et des besoins de transformation. Nous ne demandons pas aux investisseurs de renoncer à leurs exigences financières ; nous leur montrons que certains projets, même à rentabilité différée, génèrent de la valeur réplicable, monétisable, et surtout, moins risquée qu’il n’y paraît.

Ensuite, il faut comprendre que nos partenaires, comme la CNSS, l’INAM ou d’autres, sont aussi sensibles à l’impact de leurs placements. Ce ne sont pas des fonds spéculatifs. Ils gèrent de l’épargne sociale, des actifs longs. Ils recherchent des investissements sûrs, mais aussi des investissements utiles.

Et dans le cas spécifique de la CNSS, par exemple, investir dans un projet comme Alea Park n’est pas absurde, bien au contraire. C’est aussi une manière d’améliorer le bien-être global de la population active et de ses futurs pensionnaires. Offrir des espaces de santé, de sport, de cohésion sociale, c’est prévenir certaines pathologies coûteuses, renforcer le lien social et, à terme, limiter certaines charges structurelles du système. En somme, il s’agit de rentabilité… mais élargie au champ du social, du préventif et de l’impact intergénérationnel.

Togo First : Concrètement, comment sera assurée l’exploitation d’un site comme Alea Park ? Est-ce KIFEMA CAPITAL qui en assurera directement la gestion, ou une entité spécialisée qui sera-t-elle recrutée ? Et combien de centres de ce type prévoyez-vous à terme ? Seront-ils tous sur le même modèle ?

Arthur Lilas Trimua  : Nous ne faisons pas d’exploitation directe. Ce n’est ni notre vocation, ni notre avantage comparatif. Notre rôle, c’est de structurer, financer, et sécuriser les projets jusqu’à leur maturité opérationnelle. Ensuite, nous transférons la gestion à des opérateurs spécialisés, à travers des contrats de délégation de service public ou de management privé, selon les cas.

Pour Alea Park, nous avons opté pour un modèle hybride : une société d’exploitation sera créée, avec un cahier des charges précis, des objectifs de performance, et une gouvernance alignée sur les intérêts des investisseurs. Nous souhaitons éviter les dérives habituelles des structures publiques ou parapubliques sous-performantes. La priorité, c’est l’efficacité et la transparence dans l’offre de services.

Quant au déploiement, l’idée est de répliquer ce modèle dans plusieurs villes secondaires du pays : Sokodé, Kara, Dapaong, voire Tsévié ou Atakpamé. Mais ce ne sera pas du . Chaque centre sera adapté à la réalité locale, à la densité urbaine, aux usages sociaux, aux potentialités économiques. À Sokodé, par exemple, le besoin est davantage lié aux équipements de football. À Kara, ville universitaire, ce sera probablement orienté vers la jeunesse et la formation sportive. On parle donc d’une trame commune — équipements sportifs, espaces culturels, services de proximité — mais avec des configurations modulables.

Notre objectif, au fond, est simple : décentraliser l’investissement structurant. Montrer qu’on peut créer de la valeur, de la cohésion et de l’activité économique hors de Lomé, avec des standards professionnels, dans une logique de retour sur investissement, mais aussi de bien public. C’est un modèle que je connais assez bien pour y avoir longtemps travaillé en Côte d’Ivoire.

Togo First : Justement, vous avez une certaine expérience en tant qu’expert du Partenariat Public-Privé (PPP), quelle lecture faites-vous des perspectives de ce modèle en Afrique ?

Arthur Lilas Trimua  : Le PPP n’est ni une mode, ni une baguette magique. C’est un outil sophistiqué, exigeant, mais redoutablement efficace s’il est bien conçu. Ce que je constate aujourd’hui en Afrique, c’est que nous utilisons encore trop souvent le PPP comme un recours de dernière minute, ou une solution d’opportunité, plutôt que comme un levier stratégique de financement et de performance.

Pour que le PPP fonctionne, il faut préparer les projets en amont avec rigueur, faire une évaluation sérieuse des risques, et surtout s’assurer que les flux de revenus sont viables sur le long terme. Ce n’est pas seulement une affaire de juristes ou de banquiers : c’est une architecture globale qui doit allier expertise sectorielle, vision économique et robustesse institutionnelle.

Mais je pense aussi que le PPP peut être un levier de renforcement de la gouvernance publique. Il impose des obligations de transparence, de suivi, de contractualisation claire. En ce sens, c’est aussi une école de rigueur pour nos administrations. Le défi pour nos États est de se doter de capacités de négociation, de suivi et d’anticipation, pour ne pas subir les projets mais les piloter.

Togo First : Il y a quelques années, vous avez annoncé un partenariat entre Kifema Capital et le fonds d’investissement STOA/ Quelles leçons en tirez-vous ?

Arthur Lilas Trimua  : La collaboration avec STOA a marqué un tournant stratégique pour Kifema Capital. Elle a permis de démontrer que notre modèle – fondé sur la rigueur, l’impact et la structuration – est crédible même aux yeux d’acteurs internationaux de premier plan. STOA est une entité soutenue par la Caisse des Dépôts française et l’AFD.

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Nous avons également développé un partenariat stratégique moins mis en avant avec le fonds Averi Finance qui est une société d’investissement dubaïote qui a reçu l’approbation de la Maison-Blanche et du gouvernement des Émirats arabes unis pour porter des co-investissements américano-Émirats arabes unis de 5 milliards de dollars dans le secteur de l’énergie en Afrique.

Par ailleurs Kifema Capital est pris en compte par le qui est le fournisseur mondial d’informations, d’analyses et de données pour le secteur du capital-investissement, validant ainsi les règles de gouvernance et de conformité de Kifema Capital et faisant de nous un interlocuteur sérieux auprès des investisseurs mondiaux sur la juridiction togolaise.

Ces partenariats, au-delà de l’apport en capital, ont surtout renforcé notre légitimité dans les cercles des investisseurs institutionnels.

Mais ce succès ne doit pas masquer les défis. Les partenaires internationaux exigent des garanties élevées, notamment en termes de gouvernance, de transparence et de stabilité des projets étatiques. Ce sont des standards auxquels nous nous conformons, mais qui supposent un travail de fond, notamment sur la documentation, le respect des procédures et la clarté de la vision stratégique.

Nous avons aussi appris que la réputation d’un projet ou d’un pays précédait toute tentative de levée de fonds. Il faut donc bâtir une image forte, lisible et crédible. Et cela passe par des partenariats comme celui avec STOA, Averi Finance qui créent un effet de levier. En clair : une fois qu’un acteur de référence vous fait confiance, d’autres suivent plus facilement.

Togo First : Quels sont les grands défis non résolus que vous laissez à votre successeur ?

Arthur Lilas Trimua : Je préfère parler d’ambitions plutôt que de défis. Il y a d’abord la nécessité de maintenir la confiance de nos actionnaires, en particulier celle de l’État, qui reste notre partenaire stratégique. Cela implique de continuer à faire preuve de rigueur, de transparence et de constance dans la vision.

Ensuite, le chantier de l’autonomie financière reste ouvert. Kifema Capital progresse vers une hybridation de ses sources de financement, mais l’objectif d’une viabilité complète, indépendante des ressources budgétaires, n’est pas encore totalement atteint. Il faudra continuer à diversifier les levées de fonds, renforcer notre capital local, et améliorer nos capacités de génération de valeur.

Le troisième enjeu est interne : il concerne le capital humain. J’ai toujours insisté sur le fait qu’un outil stratégique ne peut être durable que s’il repose sur des compétences solides. Il faudra donc investir davantage dans la formation continue, attirer et fidéliser des talents, et structurer une culture de l’impact et de l’exigence.

Enfin, mon successeur aura la responsabilité de consolider notre position comme la première société privée togolaise à avoir investi dans la production d’énergie. Nous avons ouvert la voie ; il lui reviendra d’approfondir cette trajectoire, avec le même souci de souveraineté énergétique, mais aussi d’innovation dans les montages.